Une des principales caractéristiques des pays en développement est la rareté et le mauvais état des infrastructures. Les objets nomades s’accommodent justement de cette situation. Même dans les pays les plus pauvres, la majorité des ménages possède une radio, nombre d’adolescents sont à l’écoute de leurs baladeurs et, le téléphone portable connaît un succès croissant.

Ces produits représentent la part de modernité accessible à tous, une sorte de consommation mondiale commune. Les objets nomades s’adaptent d’autant mieux au contexte culturel du sous-développement qu’ils reposent sur la communication orale. Dans les pays les plus démocratiques on assiste à une multiplication des radios locales, tandis que la vente de cassette est florissante et la création musicale le serait tout autant si des solutions étaient trouvées pour limiter les reproductions pirates. Enfin le succès du téléphone mobile va au-delà de la demande non satisfaite de téléphone fixe. Ce dernier est surtout présent dans les administrations et les grandes entreprises alors que l’usage du mobile se répand chez les commerçants et les artisans, y compris dans le secteur informel. Il permet notamment aux PME un suivi plus attentif des ventes, des commandes, de l’acheminement des marchandises...

Mais les objets nomades offrent-ils une solution réelle au manque d’infrastructure ? Depuis déjà quelques années, il est possible de se connecter sur Internet depuis un lieu quelconque du Globe, même situé en plein désert. Il suffit d’alimenter l’ordinateur portable avec des panneaux solaires, tandis que la liaison sera assurée via satellite grâce à Inmarsat ou Global Star.

Ces prouesses technologiques donnent l’illusion que le développement des infrastructures serait une question dépassée. Elles accréditent l’idée du « leap frog », saut du sous-développement vers la « société de l’information ». La réalité est tout autre. Les objets nomades reposent sur des infrastructures complexes sans avoir de liens physiques avec elles. Prenons l’exemple des télécommunications, les satellites fournissent une part de cette infrastructure, les rampes de lancement (celles d’Ariane à Kourou), les usines d’électronique, les laboratoires de recherche, d’autres parts. Force est de constater que ces infrastructures en plein essor sont strictement concentrées dans les pays du Nord ou leurs dépendances.

Dans cette économie, les pays à faible niveau d’infrastructure ne peuvent espérer qu’une place de client marginal pour les objets nomades les moins coûteux.

L’accès universel au téléphone est sans aucun doute une revendication légitime, un droit de l’homme du XXIe siècle. Il y a 5 ans Nelson Mandela faisait remarquer qu’il y avait plus de lignes de téléphone dans l’île de Manhattan que dans toute l’Afrique. La situation n’a malheureusement pas fondamentalement changé alors que le téléphone est souvent le seul lien entre les immigrés et leurs familles et qu’il devient indispensable dans les marchés locaux.

La question de l’accès à Internet pour tous doit malgré tout être posé. Internet n’est pas un service complémentaire au téléphone, comme la télévision par satellite est complémentaire au service télévision de base. Il modifie profondément les comportements sociaux. A ce titre, il s’apparente à la découverte de l’imprimerie. Il est plus que probable que, dans nos pays, Internet deviendra prochainement indispensable pour accéder au marché du travail, aux services sociaux, puis à la citoyenneté car il drainera l’essentiel de l’information locale. Presque toutes les entreprises ont maintenant une adresse électronique et, il n’est plus envisageable de mener une étude scientifique ou technique sans accès à Internet. Peu à peu c’est toute la communication sociale, y compris, le courrier privé qui circulera sur Internet.

Dans ce contexte, le risque principal est celui d’un fossé Nord-Sud de la communication. Celui de deux mondes qui s’ignorent ? Sur Internet, le Sud est actuellement presque invisible, le Nord occupant plus de 90 % de l’espace... Heureusement, celui-ci est extensible. Mais il y a urgence ! Une rupture des liens de communication Nord-Sud serait porteuse de nombreuses catastrophes futures. C’est pourquoi, nous devons nous féliciter des engagements de la communauté internationale et notamment de la France, pour endiguer cette nouvelle « fracture numérique » tels qu’ils se sont exprimés au Conseil économique et social de l’ONU à New York et au G8 d’Okinawa.

Il y a quelques années, j’ai écrit, à propos d’Iridium que la tendance actuelle consistait à « délocaliser » au Nord, les infrastructures de télécoms. L’échec d’Iridium n’est en aucun cas une inversion de tendance, il s’agit d’une erreur de prospective commerciale. Le succès du GSM n’avait pas été envisagé...

Nous ne pouvons pas nous réjouir de voir 3,5 milliards de dollars partir en fumée ou plutôt venir polluer les environs de la Terre. Cet échec serait cependant une bonne nouvelle, si la leçon qu’en tirent les hommes d’affaires les amène à associer plus étroitement les pays du Sud à la définition des projets et, si les responsables de ces pays font mieux valoir les intérêts de leurs clients dans les futures négociations. Pour Iridium, le Sud comptait peu en termes de chiffre d’affaire. Il servait au marketing, l’humanitaire peut s’avérer un bon argument promotionnel pour obtenir les autorisations d’exploitation dans tous les pays...

Le projet Global Star qui associe les opérateurs locaux au lieu de les concurrencer est sans aucun doute mieux adapté aux besoins des pays en développement.

A mon sens, la question de la fracture Nord-Sud se pose un peu dans les mêmes termes que celle de la fracture sociale. L’urgence est d’éviter l’exclusion afin de conserver les chances de tous les pays et de toutes les communautés de conquérir à terme, une meilleure position. Les pays industriels dont les économies bénéficient des nouvelles technologies ont les moyens d’intervenir, ils en ont donc la responsabilité.

Cependant, une politique d’assistance basée sur la généralisation du modèle occidental de l’ordinateur individuel serait ruineuse et inefficace. Elle imposerait de financer l’accès au téléphone, l’ordinateur... l’abonnement à l’électricité. Elle buterait sur la qualité des infrastructures, le manque de compétences techniques des utilisateurs.

De même qu’en Afrique, l’accès à l’eau courante se traduit souvent par l’installation d’un point d’eau par groupe d’habitations, l’accès à Internet doit être appréhendé dans un cadre collectif qui s’inscrit mieux dans la réalité sociale locale. La technologie Internet (IP) conçue pour relier entre eux des campus universitaires s’y prête particulièrement. Les coûts d’utilisation sont d’autant plus bas que le nombre de postes regroupé est élevé. De tels « points d’accès collectifs » peuvent être reliés par radio ou satellite au réseau mondial.

Des projets de ce type ont été menés avec succès en Afrique et en Amérique latine. Une action internationale résolue permettrait, sans pour autant réduire les autres programmes d’aide, d’ouvrir des centaines d’accès collectifs en Afrique et dans les zones les moins bien desservies d’Amérique latine. L’enjeu est de taille. Internet remplirait le rôle de bibliothèque publique ouvrant grand l’accès universel aux savoirs, il démultiplierait les occasions d’échange et de concertation Nord-Sud.